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Dehors, dans le petit jour désertique. L’heure bleue. J’ai rejoint le trottoir, les jambes lourdes et le poing crispé sur des billets froissés. En les sortant de ma poche, quelques-uns se sont envolés dans la brise et je les ai regardés tomber sur la pelouse. Je n’ai pas pu m’empêcher de les ramasser. J’ai compris que Bertrand me manquait déjà, l’impression d’être bancal, de marcher à gauche en cherchant un contrepoint côté caniveau. Un déséquilibre. D’habitude, entre lui et moi, c’est l’heure de la mauvaise humeur. On fait tous les efforts pour se taire en sachant que le premier crachat de hargne en appellera bien d’autres. Des grognements de malaise, comme des bêtes égarées, chacun devient le bouc émissaire de l’autre et veut lui faire payer son propre désarroi devant le jour à venir, la fatigue et le manque d’abri. On a du reproche plein la bouche, la journée ne peut pas commencer autrement. On s’épie du coin des dents. On guette les faux pas. Pendant l’heure bleue, Bertrand est l’entité que je hais le plus au monde, et je lis dans son regard qu’il aimerait tellement voir ma gueule ouverte sur une arête de trottoir. Alors on cherche un petit coin de silence pour oublier la détresse.

Les taxis sont tous vides, et il y en a plein, il y en a toujours plein pendant l’heure bleue, je n’ai jamais su pourquoi. Je monte dans une Mercedes.

— Où on va ?

Il faut que je fasse quelque chose de ma peau, tout de suite, ou je vais craquer et me mettre à chialer au premier feu rouge. C’est presque trop tard, je sens mes yeux se gonfler.

— Où on va ?

Je ne trouverai pas une once de paix, nulle part, à moins de me descendre une dose de calmants que je n’ai pas. Dès que je serai dans un lit je vais me ronger les ongles et les doigts. Je vais m’efforcer de pleurer un bon coup en pensant que ça me fera du bien, mais ça ne viendra pas. Je sais ce qu’il me faut, un regain de nuit, je dois retrouver tout ce qui m’a mis dans cet état, c’est du poison qu’on tire le remède. Je vais mettre de longues heures avant de me refaire un intérieur.

— Rue de Rome, au Mille et une Nuits.

Je sais que là-bas on a déjà refusé l’idée que le soleil s’est levé. On le nie. Les lendemains n’existent pas, et l’illusion y est si forte que personne ne se doute qu’à cette heure-ci, le monde roule, déjà, les yeux grands ouverts. Et au dehors, à l’heure du premier café, personne ne peut imaginer qu’une poignée de grands malades du point du jour se sont terrés dans des ornières lumineuses. Il n’y en a guère que trois ou quatre, dans Paris. Des clubs fermés à tout ce qui est ouvrable. L’amicale des écorchés du quotidien. Ceux qui, s’ils étaient vraiment paumés, seraient déjà quelque chose. Des retiens-la-nuit qui ont mal compris la chanson, ou trop bien.

L’enseigne du 1001 est éteinte. Le chauffeur s’énerve quand je lui tends le billet de cinq cents francs mais finit par trouver la monnaie. Le trafic a repris le dessus, des gens passent dans la rue et les échoppes lèvent leur rideau de fer. Il faut faire vite, ou je vais me rendre compte du subterfuge. La porte est entrebâillée, j’entends le bruit d’un aspirateur dans la grande salle du fond, celle avec le bar et la piste de danse. Je m’arrête un instant devant la caisse vide, puis dans le petit hall en moquette rouge, et contourne la colonne en mosaïque dorée. Je ralentis. Est-ce que c’est vraiment comme ça, Byzance ? Manquent plus que les senteurs de l’Orient et les femmes au ventre ondoyant. Mille et une nuits, c’est ce que durera cette boîte, ensuite on la casse pour en faire des bureaux. Trois ans de sursis, pour Bertrand et moi. C’est ce que dit le videur, Jean-Marc. Notre pote. Le seul qui ne nous demande pas si on a de l’argent pour entrer. Le seul qui nous donne ses tickets de consommation, parce qu’il ne boit pas. C’est notre Q.G., notre havre, la dernière sortie avant le trottoir. C’est ici qu’on vient se reposer, ou dormir, avec des lunettes noires sur le nez, statufiés, assis sur les banquettes, en attendant le premier métro. Tout le monde pense que nous sommes des poseurs. Quand, en fait, on dort comme des nouveau-nés. À gauche, l’escalier qui descend vers le petit bar. Un ronronnement de blues. Parce que le rock déplace trop d’énergie à une heure pareille. Ils sont là, ça vit. La lumière des spots remplace l’autre, et les éclats de voix rocailleux, le silence du dehors.

— Toinan !

C’est Jean-Marc, entouré d’un black en casquette et d’un élégant jeune gars au costume croisé prince de Galles. Étienne est là aussi, voûté dans l’attitude caractéristique du pochard qui cherche une parole d’espoir dans le fond de son verre. J’écarte deux ou trois veilleurs éméchés, serre la main de Jean-Marc et des deux autres.

— Où t’as mis Tramber ?

Jean-Marc est le seul qui se serve encore du verlan pour les noms propres, et Mister Laurence n’apprécie pas toujours quand on l’appelle Tramber. De toute façon, devant Jean-Marc, on la boucle. D’abord parce qu’on l’aime bien. Ensuite parce qu’il nous aime bien et qu’il nous trouve toujours un endroit où errer. Mais aussi parce qu’il pèse cent-vingt kilos, qu’il est à demi asiatique, et que je ne me vois pas inculquer les bonnes manières à un lutteur de sumo. J’ai toujours voulu avoir une photo de lui dans mon portefeuille, juste histoire de la montrer à d’éventuels agresseurs. Le seul type capable de haranguer une troupe de punks éméchés en disant : « Tous en rang, et je veux voir qu’une seule crête ! » Il suffit qu’il soit là, pas loin, et sa présence nous berce.

— T’as eu des mots avec ta moitié ? il insiste.

Je n’ai pas envie d’en parler devant les deux autres. Il comprend et me prend par le coude pour me conduire derrière le petit comptoir.

— Mescal ?

Sans attendre de réponse, il me verse l’équivalent d’un verre à cognac. Je crois bien que Jean-Marc n’a jamais bu une goutte d’alcool de sa vie, même pour essayer. Mais il n’a jamais fait de prosélytisme en la matière.

— Si je te racontais la nuit que je viens de passer, mon pote…

— Te fatigue pas, je vois l’embrouille. Tramber s’est ramassé une petite qui l’a invité à pieuter. T’as pas réussi à en faire autant et t’es furax.

— Tu peux demander à tes deux potes de changer de table ? Faut que je vous dise des trucs, à Étienne et toi.

— Il est pas en état. Ça fait deux heures qu’il tète.

Il envoie quelques signes explicites à ses deux copains qui se lèvent sans en rajouter.

 

*
*  *

 

J’ai tout mis sur la table en ponctuant le récit de doses de mescal et de cigarettes névrotiques. Ils ont déjà croisé Jordan, Jean-Marc l’a vu au 1001 avant de partir en vacances, et Étienne au Harry’s bar il y a une quinzaine de jours. Au début, ils ont cru à une farce, que Bertrand allait sortir de derrière un rideau rouge. Et puis, sûrement à cause du mescal, je n’ai plus rien entendu, ni leurs questions ni leurs silences, ni le blues, ni même la voix plus très fraîche de Bertrand quand il m’a dit qu’il avait peur que je l’oublie. Si, j’ai perçu quelque chose d’incongru. L’étrange intérêt d’Étienne pour toute cette histoire. Ni de la curiosité, ni du voyeurisme mais une sorte de fascination qui l’a peu à peu fait revenir à lui. Il m’a donné rendez-vous pour le soir même au Harry’s. En précisant qu’appeler la police était la dernière des choses à faire. Il a insisté plusieurs fois sur ce point avec un argumentaire chaque fois différent. Jean-Marc semblait d’accord, par simple réflexe anti-flic, autant se débrouiller entre nous pendant deux nuits, a-t-il dit. J’ai eu le sentiment qu’il prenait ça comme une gageure, une chasse à l’homme un peu rigolote, mais personne n’avait envie de rigoler. Il m’a promis de contacter ses collègues, les physionomistes, pour battre le rappel.

À la suite de quoi, vers midi, je suis sorti de là avec un parpaing chauffé à blanc dans la tête, abruti d’alcool et de fatigue. Jean-Marc s’est proposé de me déposer au point de chute habituel. Notre hôtel du matin, à Bertrand et moi. Le seul endroit qu’on connaisse pour se refaire une santé, se laver des miasmes de la nuit et se pomponner pour celle à venir. Et malgré un investissement de départ, on ne peut pas trouver meilleure formule.

Il m’a largué dans une boîte à muscle vers la place d’Italie, un palais de la forme, une usine à pseudo bien-être qui se targue de transformer le citadin avachi en Rambo 2000. Ça ouvre à sept heures du matin et ça coûte mille cinq cents francs par an si, comme Bertrand et moi, on se débrouille pour profiter du tarif comité d’entreprise. Inutile de dire que nous faisons des locaux une utilisation détournée. Pendant que des bureaucrates mal taillés et des secrétaires folles de leurs corps s’évertuent à soulever de la fonte et lever la jambe, nous les regardons faire, affalés dans les transats de la piscine. Je n’ai rien connu de plus roboratif qu’un plongeon dans l’eau claire après une nuit d’agapes. Puis on s’endort comme des souches jusqu’en début d’après-midi, et même les chocs plombés des machines à triceps n’arrivent pas à nous réveiller. Ensuite, entre deux bâillements, on se plonge dans le jacuzzi chaud et mousseux en attendant le réveil. Des habitués, des moniteurs nous disent bonjour. Au début ils n’ont pas vraiment compris ce qu’on foutait là. Et comme partout ailleurs, à la longue, ils se sont habitués à nos gueules et ne font plus attention à nous. Après la sieste nous allons prendre une douche, on se rase, et on ressort sur les coups de quatre heures. Vive Paris.

J’entre dans le fit club. La petite rousse ne me demande plus de présenter ma carte. Je passe rapidement dans la salle de musculation où des gens de tous âges s’échinent sur des agrès – le petit coup de tonus avant de retourner gratter – et se contemplent dans les miroirs pour y traquer la moindre courbe qui aurait jailli ou disparu par miracle. J’en vois un travailler les abdos en lançant des gerbes de sueur autour de lui. Toutes ces pénitences barbares m’échappent, mais à force de côtoyer ces apprentis athlètes, je ne peux m’empêcher de me regarder dans la glace, astreint à la comparaison, et n’y voir qu’une espèce de squelette imbibé de l’intérieur, au souffle raccourci par le tabac, la colonne vertébrale voûtée par le manque de discipline, et des bras maigrelets tout juste assez forts pour soulever une coupe de champagne. Je suis l’antithèse de ce qu’on prône ici.

Parcours habituel, maillot de bain dans le vestiaire, ascension vers la piscine. Plongeon.

Je me laisse couler à pic, comme un poids mort. Et m’allonge à plat ventre sur le carrelage du fond. Si je n’y prenais garde, je me laisserais happer par le sommeil.

 

*
*  *

 

« SANK ROU DOE NOO. » C’est ce qu’on lit sur le néon, avant de passer les portes battantes du Harry’s bar. Je me souviens de ma dernière visite. Je ne sais plus ce que Bertrand faisait ce soir-là, sans doute m’avait-il lâché pour suivre une fille, et j’ai échoué sur un tabouret avec un bourbon sous les yeux, que j’ai siroté à l’américaine. J’ai demandé à un serveur de m’expliquer la formule cabalistique qui vous accueille à l’entrée. Sourire blasé de celui qui a répondu cent fois à la question.

— Quelle adresse donnerait un américain à un taxi pour venir chez nous ?

— Le 5 rue Daunou ?

— Exactement.

— Sank rou doe noo ?

— Bravo. Qu’est-ce que je vous sers ?

Et l’instant suivant est devenu new-yorkais, ma soudaine et agréable solitude, mon verre épais et lourd, rempli d’un liquide épais et lourd, mon regard perdu dans les rangées de bouteilles, face à un serveur en veste blanche à qui on a envie de dire : « Le même, Jimmy. »

Un pan de mur tapissé de billets, un autre de fanions d’équipes de football américain, des diplômes, des photos, des coupures de journaux. La moyenne d’âge aux alentours de quarante. Pour une fois j’ai l’impression d’être au milieu d’adultes. Malgré le brouhaha, une étrange qualité de silence. Quand je pense que les Américains ont annexé l’Europe, que leur manque de culture est devenu le nôtre, qu’ils nous ont fourgué tout leur bric-à-brac absurde, leurs fringues, leur cholestérol, leurs images, leur musique et leurs rêves. Mais tout en oubliant l’essentiel. Le bar.

Pas question de se laisser embobiner par l’oncle Sam pour tous les irréductibles du ballon de rouge et du zinc des tabacs, les adorateurs de l’apéro, les joyeux imprécateurs du pastaga, ceux qui ont décroché le cocotier quand survient l’inespérée tournée du patron. Les Français ont inventé le café mais ils ne sauront jamais ce qu’est un bar et comment on y boit.

Le bar new-yorkais, c’est le tabouret haut perché avec vue sur ce bas monde, et d’où il vaut mieux ne plus descendre. C’est le barman qui sait ne rien voir, celui qui ne déchire pas nerveusement les tickets du tiroir-caisse en attendant le pourboire, mais qui vous offre le quatrième si on se sort bien des précédents, celui qui a compris que plus on offre plus on commande, celui qui ne cherche pas à gagner en glaçons ce qu’il perd en alcool, celui qui sait dire aux turbulents : « je vous l’offre mais c’est le dernier », celui qui vous propose de le suivre chez un collègue dès qu’il aura fermé.

Le bar new-yorkais, c’est le cadre supérieur qui ne croit plus aux charmes du zapping, le chauffeur de taxi qui se repose des dingues en déroute, les femmes de quarante ans qui n’ont ni sexe ni âge, et tout ce beau monde s’effleure les coudes sans faire d’histoires, sans chercher à vendre son malaise, parce qu’après tout : chacun le sien.

Le bar new-yorkais, c’est un distributeur de clopes, des verres qui se laissent peloter sans qu’on puisse les renverser comme ça, un comptoir en bois lisse où peuvent se réconcilier deux équipes de base-ball en enfilade. C’est cette barre en métal qui vous cale du tangage, c’est le billet de vingt dollars qu’on pose devant soi et qui disparaît dès qu’on l’a éclusé. Dans un bar new-yorkais, personne ne vous encourage à entrer, personne ne vous montre la porte. Dans un bar new-yorkais on ne racle pas le fond de ses poches dans l’espoir d’un sursis.

Les bistrotiers parisiens ne comprendront jamais. Étienne est déjà là, seul, et feuillette un journal dans la pose dégingandée du teenager au macdo. Il en a tout l’attirail : les baskets, le jean et le blouson. Je ne l’ai jamais vu autrement, même dans les soirées selects, tenue correcte exigée. Cinquante piges et un mystère. Impossible de savoir s’il comprend un traître mot au Financial Times, s’il a des actions dans la bauxite chilienne ou s’il n’a trouvé que ça pour soigner son ennui. Dès qu’il me voit il froisse nerveusement son canard et le fout en l’air à l’autre bout du bar. Excité.

— C’était des blagues, le coup de ce matin, hein ? Je pense qu’à ça depuis le réveil… C’était des conneries, hein ?

L’endroit ressemble au souvenir que j’en ai. Moquette rouge par terre, atmosphère brune, soft, ambrée couleur bourbon, ce n’est pas New York, ça ressemblerait plutôt à un bar de grand hôtel, on cherche le piano d’ambiance. Soixante balles la consommation ; j’ai encore le réflexe de l’indignation. J’oublie que depuis cette nuit je ne dois plus être préoccupé par la question pécuniaire. Désormais, quand je plonge la main dans le fond d’une poche, au lieu de tomber dans une béance, je ne trouve plus rien qu’un paquet de billets bien gras condamné à être dilapidé pour les besoins du vice. Et rien d’autre.

— Je t’en offre un ? dis-je.

Là, il s’écroule de surprise, la tête contre le rebord du comptoir.

— Pardon ? Répète ça ! Tu vas me rincer ? Toi ?

Pour toute réponse je sors les biftons, en déroule un, hèle le serveur.

— C’était pas des conneries, alors… Deux Jack Daniel’s sans glace.

Le gars en veste blanche nous les sert avec un verre d’eau glacée, comme là-bas. Étienne n’en peut plus, il boit, les bras frémissants, et pas à cause de l’alcool, ni du paquet de fric. Ce qui m’est tombé sur le coin de la gueule tôt ce matin provoque chez lui un sentiment très lointain de la compassion. Comme s’il n’avait pas été contre l’idée que ça tombe sur la sienne. Va comprendre comment il fonctionne… Va savoir ce qu’il a vécu, il y a longtemps, avant de retomber en adolescence.

— T’as aucune idée d’où ils ont pu fourrer Mister Laurence ?

— Même si je savais, ça ne servirait à rien. Le bonhomme qu’on a vu cette nuit est un dangereux. Pire que ce fou en veste jaune qu’on regardait danser dans son pantalon de cycliste, au Palace.

— Si c’est pire que le fou en veste jaune, c’est grave.

— Si t’avais vu les yeux de ce dingue. Quand un mec a ça dans l’œil, on imagine une O.P.A., un siège, des bombes, et attendre qu’il se suicide dans son bunker. Pour ça t’as raison, je ne me vois pas raconter l’entrevue à un flic. Moi, chômeur, en train de m’attaquer à une multinationale qui n’existe pas.

Temps mort, où j’ai allumé une clope, toisé un vieux couple chic qui se tient par la main. Un touriste entre, et se fait refouler immédiatement, en anglais, parce qu’il est en short. J’ai eu un petit pincement au cœur en imaginant la réaction de Bertrand à la place du touriste : à mille contre un, il aurait enlevé le short et se serait installé au bar en slip.

— Ils ont Bertrand. J’ai quarante-huit heures. Ensuite on inverse les punitions. Son Jordan, il doit pas être bien dur à pister, j’ai qu’à téléphoner à tous nos rabatteurs, les traînards, rien qu’entre Jean-Marc, toi et moi, on peut en toucher la moitié, en deux soirs.

En disant ça j’ai senti le top chrono s’enclencher ; moins trente-six heures avant de me livrer comme un paquet aux bons soins de mes séquestreurs. Notre Paris n’est pas si grand, il se résume en quinze ou vingt points clés, la plupart dans trois ou quatre quartiers bien précis. C’est le Paris de Jordan qui reste un mystère, je connais déjà quelques carrefours où l’on peut se croiser passé minuit, mais les autres ? Avec mes soirées de grappillage, mes vernissages et mes boîtes à la mode, je ne suis qu’un amateur n’ayant aucune idée de ce qu’est le vrai luxe et la vraie fête. Jordan peut avoir des habitudes partout, dans des cercles chics que je ne connais pas, des lieux occultes de l’Argentry Internationale, des clubs où l’on se fait parrainer par des émirs, des endroits surtout pas publics dont même les fêtards impénitents n’ont jamais entendu parler, je peux imaginer n’importe quoi : des boîtes à partouze, une secte des adorateurs du Bloody Mary, des fêtes en charter avec aller-retour aux Bahamas. Ça existe.

Des gens arrivent, s’installent au comptoir. Étienne me dit qu’il faut se dépêcher avant que le serveur ne soit trop occupé pour bavarder. Celui qui nous importe cesse d’agiter un shaker, en verse le liquide couleur pisse aigre dans un verre, et les dernières gouttes viennent humecter la bague de sel qui entoure les bords. Margarita. Tequila, jus de citron, sel, et brûlure d’estomac si on en boit deux de suite. Trois, et on se dit que l’ulcère s’est enfin décidé à percer. Étienne lui fait signe.

— Dites, c’est bien vous, le spécialiste du Bloody Mary ?

Pas le temps d’une seconde phrase, banzaï, une pirouette de shaker, une talonnade dans le frigo, fioles qui valdinguent et double salto du jus de tomate avec délestage en vol dans un verre triangulaire. Étienne a beau secouer la main, la chose est déjà sous ses yeux.

— J’ai pas vu passer la vodka, dis-je.

Il goûte et repose le verre avec une petite grimace.

— Y en a.

Le serveur, un petit bonhomme à la moustache autoritaire, attend ma réaction. Si ce gars nous parle de Jordan comme il prépare les cocktails, va falloir prendre des notes. Je goûte, plus pour engager la conversation.

— Excellent… C’est pas celui qu’on trouve à la buvette.

— Vous plaisantez ? Ce cocktail a été inventé ici, peut-être là où vous êtes assis, en 1921. Worcester sauce, sel, poivre, tabasco, vodka, tomate, et jus de citron, indispensable, pour que le piquant vienne après l’aigre.

Dommage que je n’aime pas ça. Mais je comprends mieux pourquoi Jordan est un habitué. Étienne repart à la charge, lui retient le bras, parle lentement, je n’entends rien mais suppose un rapide descriptif de notre gars. Le loufiat fait semblant de chercher une seconde, secoue la tête et plonge les mains sous un robinet.

— Qu’est-ce que je fais ? J’insiste ?

— Tu parles… Un zombie qui boit du Bloody Mary et qui donne des leçons de shaker à un spécialiste, ou on ne connaît que lui, ou on ne l’a jamais vu. Dis, Étienne… tu sais manier les grosses coupures, les faire renifler de loin avec l’air de dire « on peut s’arranger, gourmand » ? Parce que moi, j’ai jamais fait ça et j’ai peur de passer pour un con.

Je sors cinq cents balles de ma poche. C’est là que, contre toute attente, Étienne, le plus sérieusement du monde, me prend le billet au niveau des tabourets, et me dit :

— Ça je sais faire.

Il pose le billet sur le comptoir avec le bout des doigts dessus, rappelle le gars. Qui ne voit que le coin écorné du Pascal.

— Jordan dit que vous faites les meilleurs Bloody Mary de Paris.

Il hésite, tergiverse une seconde et rafraîchit une coupe de champagne en y faisant tournoyer des glaçons.

— Votre gars est venu me tester, un soir. Il avait vu ma photo dans un magazine où j’expliquais ma méthode. Il a goûté sans broncher. Et depuis, il revient. C’est un habitué sans habitudes. Des fois à l’ouverture, des fois tard, il n’a pas de règle.

— Toujours seul ?

— La plupart du temps. Une fois je l’ai vu avec une dame. Je m’en souviens parce que je me suis fait la réflexion qu’ils étaient bien assortis, tous les deux, question allure générale. Un beau couple. Surtout elle.

— Belle ?

— Oui. On aimerait dire autre chose, mais à part « belle », je vois pas. Faut dire qu’elle avait un genre. Ah çà !

— Un genre ?

— Bah… oui… Je sais pas comment dire… un genre…

— Le genre qui croise et qui décroise ? je demande.

— … Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Le genre pute, quoi.

Le gars se redresse en haussant les épaules, Étienne lui laisse le billet puis donne un coup de pied dans mon tabouret.

— Gardez la monnaie.

Le serveur part encaisser.

— Tu te fous de ma gueule ou quoi ? Y avait qu’à le laisser venir tout doux, imbécile. Envoie un autre bifton.

Plié en quatre, entre deux doigts, en direction du gars. Qui s’approche doucement, malgré tout.

— On avait oublié le pourboire. Cette fille, elle avait un prénom ?

— Non. Mais pour répondre à votre copain, elle n’avait pas du tout l’air d’une pute.

— Il a déjà payé par chèque ? Carte bleue ?

— Que du liquide. On ne prend pas la carte bleue.

— O.K. ! On vous remercie, dit-il en faisant glisser le billet dans sa main.

Je me suis levé en léchant les dernières gouttes de bourbon, et j’ai passé la porte western, sans Étienne, qui parlait encore au type avant de me rejoindre dehors.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Le principal. Qu’on avait encore des pourboires dans le genre s’il avait la bonne idée de nous appeler en voyant radiner Jordan.

— Mais nous appeler où ?

— Devine, banane. Au 1001 Nuits, et Jean-Marc saura bien se démerder pour faire suivre. Sur ce, je me casse, on se partage le territoire, je file vers la rue Fontaine, toi tu fais ce que tu veux, j’appellerai Jean-Marc vers deux heures, fais-en autant si t’as quelque chose.

J’ai envie de lui demander où il a appris tout ce sketch. Mais ce n’est pas encore le bon soir. Avant de me planter là, il tend la main, bien plate, paume en l’air. J’hésite à comprendre.

— Trois, dit-il en remontant le col de son blouson.

En laissant échapper un soupir, je sors trois billets de cinq cents balles. C’est dans le besoin qu’on reconnaît ses potes.

 

*
*  *

 

Moi, je descends la rue Réaumur pour rejoindre les Halles. Et Bertrand, il est où ? Par habitude, j’ai pensé à notre boîte aux lettres, place des Vosges. J’avais inventé ce truc au cas où on se perdrait au hasard de nos dérives personnelles. N’ayant ni l’un ni l’autre aucun vrai point de ralliement dans Paris, on se laissait des billets au creux d’un panneau de sens interdit, du type : « café de la mairie, 17 heures, jeudi ». Un système efficace jusqu’à ce qu’on connaisse Jean-Marc et le 1001.

Mais ce soir, tout ceci est de l’ordre de la nostalgie. Déjà. Je ne peux pas m’empêcher de me faire le film : une séquestration humide. Bertrand reçoit un coup de botte chaque fois qu’il insulte un geôlier. Il dispute un croûton de pain à un rat qui a une meilleure liberté de mouvement. Pourtant, la seule chose dont je sois sûr à propos du séquestreur, c’est qu’il n’a pas menti une seule fois la nuit dernière. Tout ce que je dis est vrai mais je ne dis pas tout.

Les Halles. Jean-Marc a passé quelques coups de fil à ses collègues, les physionomistes. L’un d’entre eux a remis Jordan tout de suite. J’ai quand même une chance dans mon malheur, j’aurais pu pister un petit châtain buvant de la bière dans un verre à bière, en portant le récipient à ses lèvres, et en l’inclinant afin d’en avaler quelques gorgées. Autre chance, j’ai un contact sérieux avec les physionomistes. Qu’est-ce qu’on peut rêver de mieux ?

J’aime bien ces gars-là, je les préfère aux videurs. Le physionomiste n’a pas à faire le gros dos ni à fréquenter les dojos. Le physionomiste est payé pour son regard, son flair et sa mémoire. C’est lui qui détermine les quotas d’entrée et crée ainsi l’étiquette de la boîte. Il fait le tri dans les classes sociales, les ethnies, les célibataires, et les quatre ou cinq sexes qui font le genre humain. Il pourra aussi bien laisser un cadre à la porte, malgré son pognon, mais faire entrer un zigoto avec une superbe fille à son bras. Il va admettre trois blacks sans le sou et laisser dehors un acteur qui monte si celui-ci a la fâcheuse habitude de se poudrer dans les toilettes. Il a mémorisé toutes les silhouettes qui sont à l’intérieur et toutes celles qui sont interdites de séjour. Un soir, Jean-Marc a essayé de m’expliquer le cocktail idéal : 40 % de gens qui consomment régulièrement, 10 % de filles qui arrivent en bande, 20 % de toutes les ethnies possibles, 10 % de danseuses et danseurs acharnés, 10 % de têtes connues, et parmi elles, la jet-set, mais aussi les noctambules patentés, les traînards comme nous, parce qu’ils font partie du décor. Et 10 % d’inclassables. Il y en a. Bertrand et moi, au début, on est souvent restés sur le pas de la porte en criant à l’injustice et à l’arbitraire. Deux célibataires qui fouillent leurs fonds de poches, c’est tout ce qu’il faut virer sur le champ. L’entrée en boîte peut tenir du privilège, de la loterie, mais rarement de la compassion du physionomiste.

Au cœur des Halles, pas loin du Forum, la rue des Lombards. Autant commencer par celle-là, vu qu’il y a une demi-douzaine d’endroits où l’on sert des Bloody Mary. À commencer par le Banana où Grosjacot est serveur. On avait fait sa connaissance le soir d’une fête où un magazine de mode avait loué l’endroit pour lancer le numéro 0. Au rez-de-chaussée, un restaurant, des photos d’Elvis et de Robert Mitchum, des cheese-burgers à la carte, des onions rings, et toutes ces tex-mexicaneries, tapas cent balles, qui font semblant de ne plus être des plats de pauvres. En bas, du rock. C’est le son des p’tits gars qui répètent I can’t get no dans leur garage en attendant de signer un label. J’aperçois Grosjacot, les bras chargés de tacos et de chips au maïs qui menacent de lui échapper quand il me voit.

— Tu tombes bien, j’suis dans la merde, Antoine…

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’en peux plus, j’suis à la recherche d’un mec blafard qui boit du Bloody Mary.

— Laisse tomber, je sais que Jean-Marc t’a appelé ce matin. T’as de l’humour, Grosjacot, c’est ce qui te sauve.

— Grosjacot est mort, à force de servir de la bouffe grasse sans air conditionné, il a maigri de dix kilos, Grosjacot. Appelez-moi Joe Gracos.

— Jordan, tu connais ?

— Non. Mais si t’as faim, je peux te servir un chili qu’un client a pas terminé. C’est gratuit. T’aimes bien les trucs gratuits. Y’a même de quoi partager avec Mister Laurence.

— J’ai pas le temps d’écouter tes conneries.

Un vieux rock nous parvient d’outre-tombe, de la cave, les mômes s’essayent à un morceau des Stones en faisant rapidement l’impasse sur le solo de guitare.

— J’en ai parlé à un pote du Magnétic, au 4 de la rue, Jean-Marc a confirmé. Va faire un tour. Demande Benoît. Je te garde les haricots sous le coude, je peux même te faire un doggy-bag pour la route.

Au Magnétic, le dénommé Benoît n’est pas encore arrivé. Je file au Baiser Salé, où je ne connais personne, où personne ne connaît Jordan. Le Pil’s Tavern, rien que de la bière et des tables en bois, je n’ai rien osé demander, Jordan ne doit même pas soupçonner l’existence d’un tel agglomérat de tatouages et de Guinness. Trois ou quatre cocktail bars en enfilade, tous sans saveur et sans style, sans imagination et sans succès. C’est là où l’on emmène un premier rendez-vous, persuadé que les filles n’aiment que les cocktails de fruits et que les voyous détestent ça. Ensuite j’ai jeté un œil sur deux ou trois restaurants, au Front Page, au Mother’s Earth, au Pacific Palissades. C’est au troisième que j’ai réalisé à quel point je faisais fausse route, que Jordan avait bien autre chose à foutre qu’à chercher à se nourrir, et que la base de mon sablier commençait à s’alourdir. Pour faire un break, j’ai bu, au Magnétic, en attendant Benoît. Un jeune saxo de trente berges qui jam avec deux potes, trois fois par semaine. Bertrand et moi, on ne court pas après le jazz. Les morceaux sont interminables, les verres coûtent cher, on voit peu de filles, et on sent en général une espèce de religiosité qui me pèse un peu. J’ai attendu la fin du set, au moment où il faisait la quête avec sa panière en osier au milieu des clients. Pas besoin de détailler Jordan longtemps.

— Il m’a laissé un souvenir extrêmement net. Vous voulez voir ?

Il a fait glisser le col de son tee-shirt jusqu’à l’épaule. Une cicatrice presque effacée, mais où l’ovale des mâchoires se dessinait encore. J’ai effleuré, du bout des doigts. Car voir ne me suffisait pas.

— Il a eu la clavicule, mais je crois bien que cette ordure visait la carotide. Il était avec une gonzesse, le genre poufiasse blasée qui fait la gueule, le genre qu’a tout vu à trente balais et qui pense que le monde n’est qu’un ramassis de merde dont tu fais forcément partie.

— Belle fille ?

— Vulgaire. Elle avait tout l’attirail, le tailleur noir, le porte-jarretelles qu’on repère sous la fente de la jupe, les talons aiguilles, le maquillage, tout. Une caricature de femme fatale, en gros. Ça tenait plus de la panoplie qu’autre chose. Et son jaloux avait l’air d’aimer ça. Des pervers bas de gamme. Cet enfoiré a vidé son Bloody Mary dans mon biniou, un Selmer t’imagines ? Je lui retourne une baffe, et c’est là qu’il a voulu m’arracher la gorge avec ses dents. Si t’as la chance de retrouver ce cinglé, tu te mets une minerve, tu commences à lui casser la gueule et j’arrive vers la fin pour l’achever à coups de santiag.

— On peut savoir pourquoi il vous a agressé ?

— Bah ! une connerie, comme d’habitude. Je passais avec mon panier, la fille lui embrassait la main, une honte, et j’ai ricané.

— Et c’est là qu’il vous a mordu ?

— Non, il a mis un billet de cent balles dans le panier en disant qu’il en rajouterait un de mieux si j’arrêtais de faire du bruit en soufflant dans mon tuyau. J’ai dit que des réflexions comme ça il pouvait les garder pour sa radasse. Et ça a merdé juste après.

Le patron l’a appelé pour le second set, il a juste eu le temps de me raconter la fin de sa morsure, la tétanie générale, son épaule qui pisse le sang, et Jordan qui part avec la fille sans qu’aucun individu présent ne s’avise de le retenir.

En sortant, je me suis passé la main dans le cou. Minuit et demi. La rue des Lombards turbine à fond, avec les prototypes bien définis des zonards de tous bords, les marqués, les griffés, les relookés. Je croise le modèle courant, la trentaine, tee-shirt et jean noir, avec quelques variantes, anneau discret à l’oreille ou queue de rat derrière la nuque, blouson Perfecto, boots en cuir patiné. Ceux qui s’embrassent en pure amitié virile et s’entrechoquent les lunettes noires. J’ai l’impression qu’ils sont des milliers comme ça, sévissant dans tous les secteurs, c’est le gros de la troupe, l’anonyme de base, couleur nuit d’été. Je n’ai que vingt-cinq ans mais j’arrive pourtant à passer en revue tout l’historique d’un des mythes vestimentaires de cette jeunesse fin de siècle : le sacro-saint blouson Perfecto. Noir, épais, clouté, zippé en diagonale. Et ça me fait de la peine de voir ce qu’il est devenu. Elle est loin l’époque où le blouson noir était synonyme de voyou, où les motards faisaient peur, où l’on divorçait du corps social rien qu’en osant porter l’écorce squameuse du rebelle. Aujourd’hui c’est le tout-venant, même pas nostalgique, qui se l’offre et se l’exhibe, persuadé de faire partie de l’autre bord. Bientôt les douairières du XVIe, bientôt le modèle Dior. Même les vrais durs hésitent à les taxer dans le métro, quand c’est eux qu’on a bel et bien dépossédés de leur dernier oripeau.

Il y a bien quelques polos pastel à cette terrasse de pizzeria, à l’angle. Il faut bien se persuader que c’est l’été, même la nuit, quitte à frissonner des bras. Mister Laurence n’aime pas que j’épingle les gens sur leur tenue, que je catégorise, que je catalogue. N’empêche qu’un soir on s’est bel et bien fait traiter de « New-wave cools tendance Blake et Mortimer » dans une fête de couturier branché.

Mister Laurence n’existe plus puisqu’il est hors de ma vue. Comment va-t-il se débrouiller, lui, dehors, à ma place, avec du fric en poche et l’épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je me fais beaucoup plus confiance qu’à lui pour jouer les fouineurs. Lui, c’est un roublard, un faiseur, un grandiloquent, le mec qu’est pas né le bon siècle, il aurait été un formidable marquis libertin qui pérore aux festins des pavillons de chasse. Une espèce de Chateaubriand pénétré de nostalgie au bord d’une falaise, avec une brise lui rabattant les cheveux sur les yeux. Ou même un thermidorien qui réclamerait des têtes comme on commande à boire. Et c’est bien ce sens inné de l’esbroufe qui nous sauve la mise et nous ouvre parfois les portes. Mais le sens pratique, l’intuition, le réflexe analytique : zéro. Nul. Il est incapable de faire le rapprochement entre un pansement et un mouchoir, un tueur à gages et un étui à violon, une plaque d’eczéma et une huître un mois sans R. Sans parler du pire : sa faculté d’oublier sur-le-champ ce qu’on lui explique. Pour ça, je le hais. Combien de soirées ratées pour avoir oublié ce qu’il a noté dans le carnet, et oublié le carnet, et oublié l’endroit où il l’a laissé.

« J’ai une mémoire de brocante », il aime à dire.

— Alors, ce chili, tu le veux ou pas ?

Grosjacot, essoufflé, qui m’a sûrement pisté dans tout le coin. Au point où j’en suis, autant avaler quelque chose pour me lester l’estomac. Qui sait encore ce que la nuit me réserve de clopes à jeun et d’alcool aigre.

— Tu crois quand même pas que je me suis piqué une suée pour te servir la bouffe ? Jean-Marc a laissé un message, il a entendu parler de ton gars comme quoi il traînait dans un rade de la rue Tiquetonne. À pinces, t’y es en dix minutes. C’est le H.L.M.

— J’imagine, y en a pas d’autres. Comment il a su ça ?

— Un client du 1001 qui vient de lui dire. Sympa, le chinois, de penser à toi.

Je savais bien que le Paris des licences IV n’avait pas de secret pour moi. Je commence à me demander si le vieux fou qui tient Bertrand sous clé n’avait pas raison de miser sur un paumé dans mon genre. Rue Tiquetonne, un jet de pierre, remonter les Halles par la rue Saint-Denis et tourner à Réaumur. Je plante là Grosjacot et file droit devant, je bouscule un mec qui m’engueule et traverse un parterre de clodos, place des Saints-Innocents. L’un d’eux s’amuse avec un gros rat, un vrai, vivant, qui tente de sortir d’un verre vide MacDonald en carton. Malgré la furia, je ne peux m’empêcher de penser, en les croisant, à mon devenir. Je traverse la rue Turbigo, à droite j’entrevois au loin la foule qui tente de rentrer aux Bains-Douches. Il faudra que j’y passe aussi, j’aurais dû y penser plus tôt. Au lieu de traîner en attendant le saxo, j’aurais pu me souvenir qu’on y connaît Jordan, c’est même la seule bonne chose que m’ait rapportée ce mec. Pas le temps. Je fonce rue Tiquetonne, le H.L.M. a une enseigne en carton-pâte qui clignote comme à la foire du Trône. À l’intérieur, un bordel d’individus, tous mâles, hormis une ou deux putes qui font un break et deux punkettes hilares, un nuage de fumée qui pique les yeux, un comptoir en cuivre, des centaines d’affiches collées aux murs et au plafond, indiscernables dans l’anarchie des strates et des époques. Du papier alu qui cache la crasse ou qui fait joli, au choix. Bien à l’aplomb au-dessus du bar, un détail annonce la couleur sur le style du rade : une grosse pendule où la moitié des chiffres du cadran a été grattée. On ne lit que les heures qui vont de huit à deux. Le reste n’existe pas.

Dans un coin, un gros mec s’envoie un pied de porc sans sauce ni légumes. Je veux bien retourner à l’A.N.P.E. dès demain matin si on me dit que Jordan a fréquenté l’endroit. On m’indique le taulier, un gars étonnamment jeune. Mais déjà bien aguerri, il porte une casquette américaine, la visière rabattue sur la nuque, et un tee-shirt où on lit : « scusate la faccia ». Il sort une piste de 421, son bull-terrier blanc s’agrippe au rebord de l’évier pour boire au robinet. Je commande un demi. Il est en train de s’engueuler avec son partenaire de dés, et j’ai l’impression que tout le monde en profite. À la réflexion, en jetant un œil alentour, tout le monde s’en fout, personne ne les écoute, hormis moi. Le taulier me sert en parlant à son pote.

— Chronopost… tu te fous de ma gueule ? Je viens à peine de terminer le paquet, j’ai pas eu le temps d’y penser avant…

— Ça peut attendre demain…

— Mais c’est ce soir, son anniversaire… T’as qu’à y aller, Pierrot… dit le patron en se marrant.

— Et quoi encore ?… Y a ma zessgon qu’arrive… Demande à Kiki, tu lui files cinquante balles et il te fait le facteur…

Je sors un Pascal pour payer.

— T’as pas plus petit ?

— Non.

— À cette heure-là j’ai plus de monnaie, alors ou t’en bois trente ou tu raques la prochaine fois.

Je laisse la question du pourboire en suspens. Étienne a raison, c’est tout un art de graisser une patte sans risquer de la recevoir sur le coin de la gueule. Mais je ne sais pas attendre non plus, je ne sais pas me fondre dans le cadre, patiemment, façon caméléon. Sans reprendre mon souffle, je lui décris Jordan. Il réfléchit un moment, ôte sa casquette et s’essuie le crâne, totalement rasé, boule de billard, avec des sales cicatrices un peu partout.

— T’es un pote à lui ?

— Ouais. Vous aussi ?

— On peut pas dire. Il passe… Il commande des verres et il les boit pas. On se demande pourquoi il traîne chez moi. Il dit qu’il aime bien l’ambiance. Tant qu’il fout pas la merde, hein…

— Il est passé, ce soir ?

Il regarde sa montre en jetant les dés.

— Y a deux bonnes heures, pas plus.

— Seul ?

Un temps, avant de répondre.

— Oui et non. Il était avec sa femme fatale.

— T’es un flic ou quoi ? me demande le copain.

Je n’ai même pas besoin de répondre.

— Lui, un flic ? Tu fatigues, Pierrot…

— Gardez les cinq cents balles, dis-je en sortant la carte du 1001. Je peux en allonger d’autres si vous le voyez débarquer.

Dès que je dis ça, le taulier me regarde d’un air mauvais. Et me renvoie le Pascal à la figure.

— Tu me prends pour quoi, pauv’ con ?

— Mais je…

— Pauv’ naze…

Silence dans la salle. Les verres de bière s’arrêtent sur le rebord des lèvres et les bouffées de cigarettes dans les gorges. Le taulier gueule à la cantonade, sans violence :

— Et vous, ça vous regarde ?

Un juke-box avec écran vient de se mettre en marche, un vieux tube complètement englué remplit la pièce. Pour un peu on tirerait sur le pianiste. Je suis prêt à sortir avant que ça ne tourne mal, le billet est par terre, je ne sais pas si je dois le ramasser ou le laisser comme une obole, mais ça passerait pour une aumône. Le taulier sort de derrière le bar, j’ai comme l’impression qu’il veut me casser la gueule, il ramasse le billet, me le fourre dans la poche.

— Je sais pas quand il repassera, Jordan.

Les clients ne font plus attention à nous, le centre d’attraction s’est déplacé vers les putes gouailleuses. L’une d’elles reprend, avec l’accent du midi, la variétoche qui grésille dans le scopitone.

— Je sais pas quand il repassera. Mais je sais où ils seront dans une heure, lui et sa greluche.

— Hein ?

— Je les ai entendus parler, tous les deux. Au passage j’ai chopé deux ou trois mots, comme ça, par curiosité, rien que pour entendre sa voix à elle, je pensais qu’elle était sourde et muette. Sa bouche, elle s’en sert que pour lui lécher la pomme, à l’autre.

Il me fait signe de retourner au comptoir, tels que nous étions il y a trois minutes. Sans rien demander il me sert un nouveau demi, quand le précédent est à peine entamé. Une crise subite d’amabilité qui ne me dit rien qui vaille.

— Tu le cherches et t’es pressé. T’es pas un pote à lui. Ça me regarde pas. Je peux te refiler le tuyau, mais ça se paye.

— Combien ?

— Tes thunes tu peux te les garder.

— Alors ?

Alors, il jette une œillade furtive vers son pote Pierrot, se baisse sous le comptoir. Se redresse avec un sourire et un superbe paquet cadeau en main. Un gros cube dans du papier brillant violet, avec un nœud jaune. Pas peu fier, le taulier. Son pote siffle un grand coup.

— J’en connais un qui va être content, la vache…

Deux ou trois lazzi fusent dans le bar, quelqu’un applaudit. Je me demande où on m’embarque.

— Ton prénom c’est quoi ?

— Antoine.

— Bon ! ben Antoine, je te la fais courte. Ce soir c’est l’anniversaire d’un pote qui tient un bar dans la rue Montmartre. On y a pensé en dernière minute, Pierrot et moi. Je peux pas quitter mon rade, et ça tombe mal pour Pierrot qu’attend son rencard. Tu me suis ?

À peine. Je sens juste venir l’embrouille.

— 17 rue Montmartre, tu demandes Fredo, de la part de Michel et Pierrot du H.L.M. En sortant tu me passes un coup de fil et je te dis où est ton gars.

— Qu’est-ce qu’il y a, dans ce paquet ?

— Une farce. Comme c’est un gros calibre, le Fredo, on lui a offert… J’ose pas le dire… Ah ! non c’est trop… Et tu peux pas comprendre, c’est un joke entre nous.

— J’aimerais bien rire aussi.

— On lui dit, Pierrot ? C’est un écureuil empaillé. J’l’ai acheté c’t’aprèm’ chez un taxidermiste. Six cents balles, je me fous pas de sa gueule.

— On peut le voir ?

— J’vais pas défaire le paquet, tu me fais confiance ou tu te casses, O.K. ?

— Qu’est-ce qui me dit que c’est pas un autre genre de farce. Un gros sachet de lactose qui viendrait de Thaïlande et qui coûterait plus cher à convoyer que de la vraie lactose.

— Tu nous prends pour des branques ? Si j’avais un kilo d’héro là d’dans tu crois vraiment que je le refilerais au premier venu ? Réfléchis.

C’est vraisemblable. Mais dès que j’entends « paquet mystérieux à balader de bar en bar », je me méfie.

— Et qu’est-ce qui me prouve que tu sais où est Jordan ?

— Rien.

Au moins c’est clair. Mais seulement voilà : retourner à la case départ ou jouer cette carte à la con ?

— À toi de voir.

— Je prends.